La Suisse a-t-elle une pénurie ou une pléthore de médecins ?
Les politiciens et les assureurs recommandent de consulter le médecin de famille lors d’un problème médical. Cependant, lorsqu’un médecin de famille prend sa retraite, il a souvent de la peine à remettre son cabinet à un successeur et parfois doit fermer sa pratique.
Les patients eux ont fréquemment des difficultés à retrouver un médecin de premier recours, et ainsi se rendent directement aux urgences de l’hôpital quand ils ont un problème médical même mineur. Corollaire, les urgences sont à leur tour surchargées par ces patients qui vont bloquer le flux pour les vraies urgences. Un développement très coûteux et médicalement inefficace.
Où se situe exactement le problème ? Aurions-nous une pénurie de médecins ?
La Fédération des médecins suisses (FMH) compte 37’525 médecins enregistrés (chiffres de 2018). Avec une population en Suisse d’environ 8,5 millions d’habitants, cela équivaut à un médecin pour 250 habitants. Selon les études de l’OCDE, il suffirait en fait d’un médecin pour 1500 habitants ! Nous n’avons donc certainement pas de pénurie mais clairement une pléthore de médecins.
Et que font les médecins en Suisse : sont-ils médecins de famille ou spécialistes?
Parmi les médecins inscrits, 60% sont des spécialistes (donc 1 pour 400 habitants) et 40% sont des généralistes (1 pour 600 habitants). Or, là aussi selon les études de l’OCDE, la répartition devrait être exactement inversée pour un fonctionnement optimal du système de santé. Un trop grand nombre de spécialistes est très inefficace d’un point de vue des soins primaires et de plus génère des coûts importants. Afin d’optimiser le système et d’avoir un triage de haute qualité dans les soins de base, nous devrions donc avoir au moins 60% de généralistes.
Est-ce qu’il y a une différence entre ville et campagne?
Le manque relatif de généralistes se fait particulièrement sentir dans les zones périphériques, et les nombreuses fermetures de cabinets médicaux dues à l’absence de successeurs obligent la plupart des médecins qui restent dans les zones rurales de fournir des services d’urgence (24 heures sur 24) un à deux jours par semaine, alors que leurs collègues des zones urbaines ne fournissent souvent qu’un à quatre services d’urgence sur une année entière. Et cela bien que les deux groupes soient rémunérés de façon égale. Il est bien clair que cela rend l’activité dans les zones rurales moins attrayante et accentue de facto l’inégalité ville campagne.
Quelles sont les conséquences de ces dysfonctionnements?
La fonction de triage par le généraliste devrait être la base dans un système de santé optimal, conscient du rapport coût/bénéfice et de l’aspect santé publique. Or le triage n’est plus assuré de façon adéquate à cause du manque relatif des médecins de premier recours. Les spécialistes ne sont pas en mesure d’assurer ce triage. Ceci est un exemple très classique de distribution économique perverse en lien avec des incitatifs mal ajustés à la réalité. Dans tout autre secteur de l’économie, ce problème serait corrigé par la concurrence. Mais pas dans celui de la santé suisse. Une part importante de l’augmentation des coûts est attribuable à ce problème de distribution.
En Suisse on estime que chaque nouveau médecin qui pratique coûte 500’000 CHF supplémentaires par année au système de santé. Entre 2017 et 2018, la FMH a fait état de 625 nouveaux médecins inscrits : converti en coût pour le système cela équivaut à environ 312 millions par an de coûts supplémentaires. Cet effet pervers pourrait être traité efficacement en ajustant les incitations financières. Selon la loi sur l’assurance maladie, la médecine ambulatoire est organisée comme un secteur privé. Mais dans un système actuel avec des tarifs fixes (TARMED/TARDOC) et une rémunération des médecins à l’acte, la concurrence ne fonctionne pas : pour comprendre cela il n’est pas nécessaire d’être économiste !
Bien que le système de soins existant ait clairement atteint ses limites, la FMH le défend avec véhémence et parle de pénurie de médecins dans le futur. Notre système de santé est un système de pointe reconnu à l’échelle mondiale, mais il est manifestement trop coûteux et l’absence de triage en soins primaires est un problème important de sa qualité déficiente. Quelles sont les raisons pour lesquelles l’Office Fédéral de la Santé Publique (OFSP) a tant de mal à l’exprimer clairement ? Le lobby de la profession médicale est-il mieux représenté que l’intérêt de la santé publique ?
En réponse à cette pseudo pénurie de médecins, la politique pousse à augmenter le nombre de places d’études en médecine. Mais tant que les incitations financières ne seront pas corrigées, la pénurie relative de médecins de premier recours persistera et les coûts augmenteront inexorablement. Dans tous les autres secteurs de l’économie, le revenu des généralistes augmenterait, celui des spécialistes diminuerait, corrigeant petit à petit la pénurie. En principe, cela serait très facile à faire via le tarif des services (TARMED/TARDOC), par exemple par l’intervention du Conseil fédéral.
Il est temps de repenser le système de santé en profondeur. Les besoins des clients, c’est-à-dire de la population, doivent être pris au sérieux. Les activités et les tâches doivent être redistribuées selon les principes de rentabilité des coûts et de qualité. L’exemple de la stratégie de vaccination contre la rougeole est parlant : la couverture vaccinale en Suisse est trop faible (nous sommes les mauvais élèves en Europe). Le but d’atteindre une couverture à 95% en 2019 en Suisse était déjà perdu d’avance car l’OFSP a limité l’accès à la vaccination. Nous aurions eu des résultats nettement meilleurs par une redistribution des tâches avec par exemple la possibilité de vacciner les personnes en bonne santé dans les pharmacies. Bien qu’il existe déjà des cantons qui suivent ce système, l’opposition lobbyiste de la profession médicale fut très forte et l’Office fédéral de la santé publique n’a pas eu le courage de défendre les principes de santé publique.
Beaucoup de courage politique est donc nécessaire afin de pouvoir remporter des succès face à cette spirale des coûts
Cet article a été publié le 27 juillet 2019 sur https://blogs.letemps.ch/jan-von-overbeck/